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Libye : un bateau pour l’enfer

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Des milliers d’immigrants clandestins tentent de fuir des dictatures d’Afrique par la mer, mettant le cap sur l’Italie, notamment. – Photo : Reuters

Cette odyssée commence pendant la révolution libyenne. Les rebelles n’ont pas encore chassé Kadhafi du pouvoir. Ils chassent les étrangers, des Africains qu’ils assimilent à des mercenaires du régime. Ils les harcèlent, les lynchent parfois. Par centaines de milliers, ces étrangers cherchent donc refuge en Tunisie et en Égypte, pays voisins. Quelques-uns tentent de gagner l’Italie à bord d’embarcations de fortune.

C’est ainsi que le 27 mars 2011, à Tripoli, 72 personnes, y compris des femmes enceintes et des bébés, montent à bord d’un Zodiac de 10 m à destination de l’île sicilienne de Lampedusa, à environ 300 km. La plupart sont originaires de l’Érythrée, une des pires dictatures au monde, et attendaient l’occasion de gagner l’Europe pour y demander l’asile. Pour embarquer le plus de passagers possible, les rebelles qui dominent ce lucratif trafic d’immigrés clandestins font redescendre à terre des vivres…

Les occupants du Zodiac espèrent faire la traversée en 18 heures — ou moins, si un des navires étrangers qui patrouillent dans les eaux libyennes leur vient en aide. Mais aucun ne leur portera secours. Le « bateau abandonné à la mort », comme on l’a surnommé, dérivera pendant 14 jours. Avant que le courant le ramène en… Libye. Au total, 63 passagers mourront de faim et de soif ; seuls 9 survivront.

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Pourtant, des dizaines de frégates, porte-avions, sous-marins et avions de 18 pays patrouillent dans ce secteur de la Méditerranée dans le cadre de l’opération Unified Protector. L’OTAN veille au respect d’un embargo décrété par les Nations unies : Kadhafi ne doit pas se faire livrer d’armes par bateau.

Le Canada a dépêché la frégate NCSM Charlottetown, à bord de laquelle se trouve un hélicoptère CH-124 Sea King. Le Charlottetown est encore à Augusta, un des principaux ports de la Sicile, lorsque le Zodiac quitte Tripoli, au petit jour, le 27 mars.

Quand le canot pneumatique tombera en panne de carburant, à mi-chemin, le passeur, qui fait office de capitaine, appellera par téléphone satellitaire le père Mussie Zerai, prêtre catholique érythréen qui vit à Rome. Le père, qui vient en aide aux réfugiés depuis longtemps, veut connaître sa position exacte. Hélas, son interlocuteur ne sait pas faire fonctionner le GPS. (C’est l’opérateur téléphonique Thuraya, géant des télécommunications ayant son siège à Dubaï, qui établira peu après la latitude et la longitude avec précision.)

Le père Zerai avise immédiatement le Centre italien de coordination de sauvetage maritime, qui enverra des messages de détresse toutes les quatre heures pendant 10 jours, pour atteindre le plus de navires possible. Le Centre expédiera aussi une télécopie pour signaler au siège de commandement allié de l’OTAN à Naples qu’une embarcation est « probablement en difficulté ». Pendant ce temps, le prêtre tente de rappeler le « capitaine ». En vain. Celui-ci avait-il jeté son téléphone à la mer ? Les passeurs craignent, si on les trouve en possession d’un téléphone, d’être accusés de trafic d’êtres humains.

Le père Zerai — barbe bien taillée, poignée de main ferme, regard franc mais sombre — m’a donné rendez-vous à Bruxelles. Depuis des années, des réfugiés africains le tiennent au courant de leurs mésaventures. Le mot est faible pour décrire, dans le cas des Érythréens surtout, leur fuite en Égypte et leur traversée du désert. Dans le Sinaï, il arrive que des passeurs les séquestrent, les torturent, tant que leurs proches n’ont pas versé de rançon.

Pourquoi le passeur l’a-t-il appelé, lui, et comment a-t-il fait, en Libye, pour trouver son numéro de cellulaire ? Facile, répond-il. Il est écrit sur les murs des 22 — c’est lui qui précise — centres de détention pour étrangers qui se trouvent dans ce pays.

Après leur échouage, près de la ville de Zliten, des survivants communiqueront avec le père Zerai. Ils lui raconteront leur retour : comment ils ont immédiatement été arrêtés ; comment leurs effets personnels ont été confisqués ; comment il ne leur restait plus que la peau — brûlée par le soleil et l’eau salée — et les os. Ils lui raconteront la traversée : qu’un premier passager est mort dès le cinquième jour ; que le désespoir était à son comble quand les survivants devaient jeter un cadavre par-dessus bord ; qu’un des clandestins, saisi d’hallucinations et convaincu de pouvoir marcher sur l’eau, a quitté l’embarcation pour « aller chercher du pain ».

« Pendant 14 jours, dit le père Zerai, ils ont vécu avec la mort. » Avec l’OTAN, aussi. Car les survivants ont vu un navire de guerre et un avion militaire, qui, nous le savons aujourd’hui, a communiqué leur position à la garde côtière italienne. Un hélicoptère militaire s’est également approché et les a photographiés.

« Des gens à bord ont applaudi de joie, tenant les bébés à bout de bras pour supplier d’être secourus », écrit la sénatrice néerlandaise Tineke Strik dans Vies perdues en Méditerranée, le rapport qu’elle a rédigé pour le Conseil de l’Europe. L’hélicoptère, qui n’a pas été identifié, est même revenu, cinq heures plus tard, pour apporter des bouteilles d’eau et des biscuits, qu’il a largués sur le Zodiac. Puis, ils ont continué à dériver.

Sur la foi d’une « source fiable », ce rapport du Conseil de l’Europe a établi l’identité des deux navires les plus proches : une frégate espagnole, le Méndez Núñez (à 11 milles nautiques de là) et un patrouilleur italien, l’ITS Borsini (à 37 milles). L’un des deux est probablement le bâtiment qui s’est approché du Zodiac, selon Dan Haile Gebre, un des survivants. Pour lui faire comprendre que la situation était désespérée, les passagers avaient alors bu de l’eau de mer.

La Convention des Nations unies sur le droit de la mer précise pourtant qu’un capitaine doit prêter assistance « à quiconque est trouvé en péril en mer ». Ces navires ont-ils manqué à leurs obligations ? D’autres bâtiments, plus éloignés, comme le Charlottetown, auraient-ils pu leur venir en aide ?

C’est ce qu’a cherché à savoir Tineke Strik, qui a écrit aux autorités canadiennes. Ottawa lui a répondu que le Charlottetown n’était pas dans le secteur et qu’il n’avait reçu aucun message de détresse concernant ce Zodiac.

Où se trouvait exactement la petite embarcation par rapport aux bâtiments navals de l’OTAN, du 27 mars au 10 avril ? Une équipe d’océanographes, de géographes et d’architectes de l’Université Goldsmith, affiliée à l’Université de Londres, a pu reconstituer le parcours du bateau en modélisant les courants et les vents. En revanche, la trajectoire des navires de l’OTAN est plus difficile à établir, car les pays concernés sont avares de détails pour ce qui est des opérations militaires.

Une coalition d’ONG, chapeautée par la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), dont le siège est à Paris, a porté plainte en 2013 pour « non-assistance à personnes en danger » en France, en Espagne, en Italie et en Belgique (où ce délit figure dans le Code civil). « Dans ces pays-là, explique Katherine Booth, de la FIDH, c’est par le côté judiciaire qu’on espère avoir des réponses des gouvernements et une certaine forme de justice pour les victimes, bien qu’il ne s’agisse pas d’une démarche d’indemnisation ni de réparation. »

Dans le cas du Canada (pays de common law où la « non-assistance à personne en danger » ne figure pas dans le Code criminel), les défenseurs des droits de la personne ont misé sur la Loi sur l’accès à l’information. C’est ainsi que le Centre canadien pour la justice internationale a obtenu, en janvier, des documents de la Défense nationale. Ces 131 pages sont largement expurgées. (Le Ministère empêche la divulgation de renseignements pouvant porter préjudice « à la conduite des affaires internationales, à la défense du Canada ou d’États alliés ».)

Elles ne laissent planer aucun doute sur le Charlottetown. Selon le Ministère, la frégate a quitté la Sicile le 31 mars pour arriver au large de Misrata, sur la côte libyenne, deux jours plus tard. Elle n’aurait donc jamais été dans les parages du « bateau abandonné à la mort ».

Qu’en est-il, toutefois, de son hélicoptère Sea King, dont le rayon d’action est de 740 km ? Les rapports de situation du Charlottetown « montrent que l’hélico opérait dans le secteur », souligne un capitaine de frégate (commander) de l’état-major, John Zorz, dans un message adressé le 14 novembre 2011 au commandement de la Force expéditionnaire. En clair : l’appareil aurait pu, en théorie, survoler le Zodiac et photographier ses passagers, comme il est normal de le faire dans ce genre de situation. Le capitaine de frégate Zorz, au courant que les médias et le Conseil de l’Europe commençaient à poser des questions au sujet du Zodiac, demande donc des précisions au commandement maritime des Forces pour l’est du Canada, à Halifax.

On lui répond, le 21 novembre suivant, que ni le Charlottetown ni l’hélicoptère « n’ont été en relation ou en contact d’une quelconque façon » avec ce bateau. Ce message ne contredit toutefois pas le rapport de situation indiquant que l’hélicoptère se trouvait « dans le secteur ».

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L’hélicoptère CH-124 Sea King a un rayon d’action de 740 km. En théorie, l’appareil de la frégate canadienne Charlottetown aurait donc pu survoler le Zodiac des réfugiés. – Photo : CPLC Angela Abbey, caméra de combat des Forces Canadiennes © 2010 DND-MDN Canada

« On peut, sans crainte de se tromper, supposer que l’hélicoptère avait les moyens techniques d’atteindre le bateau des migrants et de lui prêter assistance, estime Lorenzo Pezzani, architecte à l’Université Goldsmith. Mais les documents sont tellement expurgés, il y a tellement de pages blanches, qu’on ne peut en dire beaucoup plus. »

L’OTAN soutient avoir relayé les messages de détresse aux bâtiments de l’opération Unified Protector. « Toutes les informations sur le déplacement possible d’embarcations de migrants ont […] été systématiquement transmises aux unités de l’OTAN présentes en mer », a expliqué Stephen Evans, secrétaire général adjoint pour les opérations de l’OTAN, à la sénatrice Strik, dans un courrier daté du 27 mars 2012.

Le Charlottetown aurait dû, du moins en principe, être au courant, soutient le capitaine de frégate Zorz dans un message du 13 juin 2012 adressé, entre autres, au commandant maritime à Halifax. Pour en avoir le cœur net, il demande, encore là, des précisions. Trois jours plus tard, on lui répond qu’après vérification des journaux de bord, notes et correspondance du Charlottetown, l’équipage n’a jamais reçu ce message.

« C’est étonnant, souligne Katherine Booth, de la FIDH. Qu’on ne puisse pas recevoir des messages de l’OTAN me paraît difficile à concevoir. » Et, au-delà des considérations humanitaires, un peu inquiétant, quand on se rappelle que le but de l’opération Unified Protector était d’intercepter des livraisons d’armes.

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